28 mars 2020

Dernière neige


Dernière neige

 

Je suis sorti de ma voiture et j’ai examiné le bord du chemin.

Les traces fraîches étaient là. Deux sillons moulés dans la neige printanière filaient vers la colline où celui que je m’en allais rejoindre attendait que je le rejoigne.

Aussi débrile un fugitif, j’ai mis mes bottes, chaussé mes skis. On était à la fin mars, un samedi. Le soleil brillait. Pour éviter d’avoir trop chaud, je portais le chandail de laine qui me donne l’air de sortir du bon vieux temps.

C’était le bon moment pour prendre le bois. La vieille neige pétrifiée par le gel de la nuit ramolissait au soleil. Le fond était solide, la surface crémeuse. Mes skis mordaient là-dedans comme dans du beurre.

La glisse produisait son effet. Délesté de tout le reste, je me détendais davantage à chaque foulée.

Du côté du chemin, la colline que je contournais est abrupte, rocheuse, hostile au ski. Voilà pourquoi je m’en allais vers son autre versant. 

Ce flanc-là de la colline forme une longue pente ondulée, ni trop raide ni trop douce, plantée d'arbres clairsemés. C’est un fantastique sous-bois sauvage où celui que je venais rejoindre avait déjà tapé un sentier d’ascension, fait quelques descentes.

J’ai attaqué la montée. Ma cadence a ralenti. Ma respiration s’est accéléré. Je ne suis pas un jeune homme. Je suis un vieux de cinquante ans qui pratique un sport d’enfant : monter et descendre une bonne côte. 

J’étais à mi-pente quand un skieur est apparu au sommet. Agile, aérien, il a dévalé la colline à grand coup de virages telemark, puis a fait déraper ses skis pour s’arrêter à ma hauteur.

Hé. Salut. C’est beau. Parfait. Mieux qu’en ville. C’est sûr. Cette neige-là, c’est magique. Comme la poudreuse. Mieux que la poudreuse. Plus facile, mais pas mieux. Non c’est sûr.

Plus jeune, plus fort, il a pris les devants dans la montée. On a gagné le sommet. Puis il s’est laissé happer par la pente et j’ai suivi le mouvement.

En descendant, je me suis retrouvé seul à nouveau. Le monde rétrécit quand on louvoie parmi des arbres. On ne voit plus que l’espace entre les arbres, et pas plus loin le prochain virage.

Mon telemark n’était pas aussi solide que celui de mon compagnon. Mes pieds étaient plus lents, mes virages moins sûres. J’ai vacillé une fois, deux fois, mais j’ai tenu le coup jusqu’en bas.

Je ressentais ce que je ressens toujours après ce genre de descente. Du contentement. De l’insatisfaction. Une émotion difficile à situer qui me donne envie de remonter pour mieux redescendre. 

Pis? Comment ça se passe de votre bord? Pas si pire, mais on a déjà des cas. Et c’est juste une question de temps avant que… 

Sa réponse me faisait regretter ma question. Elles restaient en suspension dans l’air ambiant; et quand son téléphone a sonné, j’ai eu le sentiment de l’avoir provoqué.

La conversation est vite devenue hachurée, tendue. Ils avaient trois cas dans une résidence. Pour les isoler, il fallait installer des lits, trouver des employés. Mon compagon a fait son travail, donné des instructions.

Il a raccroché. Je n’ai rien dit. On est remonté au sommet. Il a dévalé à nouveau la colline, et cette fois je l’ai regardé aller. Je connaissais bien cette silhouette, ce style. L’homme par contre…

On s’était rencontré par hasard sur une autre colline, un autre hiver; et depuis on faisait du ski en parlant de ski.

Ma deuxième descente s’est moins bien passé que la première. En quête de neige vierge, j’ai trouvé des broussailles qui m’ont fouetté le visage. Déséquilibré, j’ai dû faire une longue traverse jusqu’au pied de la pente.

Au moins, je suis resté debout. Moi j’en ai pris une bonne hier. Ici? Non, sur la Munson. Dans la grosse descente? Quand je suis arrivé en bas, le ruisseau était dégelé. Oups. Ouain, ç’a mal fini.

On était presque en haut quand son téléphone a sonné de nouveau. C’était sa patronne. Oui, il avait eu des nouvelles. Non, ça il n’était pas au courant.

Il a raccroché, m’a raconté en faisant aller son téléphone. Le bordel était pogné. Il devait vite retourner à la maison pour travailler.

Salut Robert. Bon là c’est parti pour vrai. On a des cas dans plusieurs résidences. Faut envoyer des gars sur Plessis. Hein? Écoute, faut qu’ils fassent leur job. On a de l’équipement de protection pour eux autres. Voyons ça marche pas de même. Rappelle-les. Moi mon téléphone achève.

C’était fini. Il a repris ses bâtons qu“il avait planté dans la neige.

Désolé. Pas de problème. Toi reste, profite-en.

On a dévalé ensemble la colline, puis il a pris le sentier pour rentrer vers la civilisation.

Celui qu’il laissait derrière est resté planté là. Il n’avait plus la tête au ski. Il avait envie de retourner vers sa maison, sa femme, son fils. Comme si pour lui aussi c’était l’urgence. Mais il était là, dans le bois, en paix, en santé, à l’abri, inutile, et sa famille n’avait rien à craindre pour l’instant.  

Il a repris le chemin du sommet, fait encore quelques descentes; mais son allant s’en était allé avec l’autre.    

En arrivant à sa voiture, il a examiné les traces de son compagnon qui, pressé de rentrer, avait traversé le chemin de gravier sur ses skis puis repris le sentier de l’autre côté.

C’était comme examiner une scène de crime. Le virus avait emporté son ami, tué l’hiver. Il ne restait plus qu’à rentrer s’enfermer à la maison.

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