21 janvier 2024

La plus belle journée

 La plus belle journée

La plus belle journée de l’hiver a commencé tard.

Il était passé 13h quand j’ai aidé mon grand slack de 16 ans à aligner les trois trous dans le bec des ses bottes avec les trois pines dans les fixations de ses skis.

On était dans la cour d’un ami qui habite en plein bois, entre Sainte-Adèle et nulle part.

Nulle part, c’est le nom qu’on donne aux «spots secrets» où on va skier quand on veut être sûr de trouver de la neige vierge de trace quelques jours après une bordée.

Mon ami avait invité un ami. Moi j’avais invité mon fils. C’était la première fois que je l’amenais nulle part. Et sa première fois en ski de l’hiver, lui qui d’habitude fait plutôt de la planche et du monte-pente. 

Pour aller nulle part, il faut plutôt emprunter un sentier de ski, puis monter dans une montagne où il y a déjà eu des pistes de ski alpin.

Sur le sentier, le jeune a vite distancé le vieux. Dans la montée, le vieux a rattrapé le jeune empêtré dans ses skis.

On est arrivé au sommet. On a profité de la vue qui s’étendait sous le soleil en direction du sud. Partout autour, il y avait une épaisse couche de poudreuse rien que pour nos skis.

Mon ami nous a jeté là-dedans en choisissant la descente la plus difficile. Une ancienne piste abrupte par où un monte-pente a déjà grimpé.

Le père a regardé son fils se lancer cette pente avec une certaine crainte. Puis il a vu qu’il pouvait skier tranquille. Bien calé sur l’arrière de ses skis, le fils louvoyait à basse vitesse et en plein contrôle, solide, impressionnant.

Tout ce qu’il me restait à faire, c’était essayer d’en faire autant.

L’orgueil et mes années d’expérience ont fait le reste. Moi aussi j’ai louvoyé, gardé le contrôle, fait ma plus belle descente de la saison.

On n’était pas là pour se contenter d’une seule descente. Mais avant de faire la deuxième, il fallait contourner la montagne pour aller reprendre notre sentier battu vers le sommet.

Mon grand slack n’a pas chigné. Dans cette montée-là, il a plutôt devancé son père en courant presque dans la dernière ligne droite vers le sommet.

C’est moi qui a choisi le théâtre de notre deuxième descente: une ancienne piste encore bien dégagée qui contourne la montagne au lieu de la dévaler en ligne droite. Moins corsée, plus mon genre.

Mais après un petit bout, une mutinerie a éclaté.

«Les vrais hommes c’est par ici», a crié mon ami en pointant ses skis vers une coulée gorgée de neige qui coulait à côté de ma piste.

Mon grand slack n’a pas hésité à le suivre. Moi oui... mais j’ai fini par joindre la mutinerie.

On a fait plusieurs beaux virages, mais ça se corsait à mesure qu’on descendait. Et à l'orée d'un paquet de trouble, mes années d’expérience dans l’art de suivre mon ami ont parlé: c’était le moment de le laisser aller et de retraiter vers mon chemin moins casse-cou.

Mon grand slack, lui, est allé chercher le trouble avec mon ami. Et ils l’ont trouvé. Je suis arrivé en bas bien avant eux. Et je les ai vu faire faire crisser leurs skis sur une grosse roche pour sortir du trouble.

«C’était pas si le fun, j’aurais dû te suivre», m’a dit mon fils.

«La prochaine fois.»

Car je savais déjà qu’il y aurait une prochaine fois.  Après nous avoir amené nulle part, mon ami venait de faire mieux: montrer à mon fils que notre sport est bien moins pépère que moi.

Après ça, j’étais prêt à revenir de nulle part en état de grâce. Mais mon grand slack a dit oui quand mon ami a proposé qu’on remette ça une dernière fois.

On est remonté. Puis j’ai regagné quelques points en menant mon fils à l’entrée d’une ancienne piste que mon ami cherchait là où elle n'était pas.

Celle-là, je l’ai descendue d’une traite en slalomant dans la neige et en flottant sur un nuage. Une journée parmi d’autres était devenue la plus belle journée de l’hiver. Une de ces journées où on sent que la vie prend un grand virage. 




3 commentaires:

Francois a dit...

Bonjour Mr Fortin. Je lis toujours vos texte avec grand intérêt. Je suis de Ste-Adèle et adore le hors piste. Je suis très curieux de la localisation de votre ''nulle part''
Il y a le Mt-Alouette qui a déjà existé. Le Mt Sauvage aussi mais il est encore connu ainsi que le 40-80. Plus vieux que ça, il y avait le Mt-Grand Élan à Mt-Rolland dans les années 50je crois.

Ne me le dite pas, gardez votre piste secrète et continuez à écrire
Je suis de Ste-Adèle et enseigne le ski de fond 3jrs/semaine à l'école A.N.Morin de Ste-Adèle.

On se croise en ski un de ces jours.

François Letourneau.

Barclay a dit...

Salut François et merci de me lire.

Vous pouvez être sûr que je vais continuer à écrire sur mes sorties de ski... et aussi à entretenir le mystère au sujet de notre «nulle part»!

BF

Daniel Souliere a dit...

Très inspirants tes récits Barclay!Belles réflexions aussi!