10 février 2023

Mustafa mort ou vif

 

Mustafa mort ou vif

 

À bout de souffle, Mustafa émerge de la forêt au sommet de la colline.

Ceux qui lui courent après ne courront plus longtemps. Leurs skis martèlent déjà le dernier droit de la montée.

Une autre nuit, Mustafa aurait pu les semer dans le dédale de sentiers qui entoure l’auberge Far Hills. Mais la tempête de neige qui fait rage a joué contre lui. La meute à sa poursuite a suivi sa piste, profité de sa trace pour revenir sur lui.

Le sentier qu’il a pris l’a mené sur un cap qui forme une falaise presque verticale. C’est un cul-de-sac. Par où il espère s’échapper.

Enfant, il a échappé à une autre meute, dans d’autres montagnes, sur un autre continent. En pleine nuit. En pleine guerre. Loin de son village avec sa famille. Puis seul à travers l'océan.

Rome. Paris. Londres. New York. Boston. Toronto. Montréal. En Occident, Mustafa a dérivé d’un hôtel à l’autre en monnayant son exotisme et son ardeur. Comme garçon d’étage. Comme concierge. Comme amant.

Un train des neiges l’a amené dans les Laurentides. Ses wagons crachaient des skieurs plutôt que des soldats, dans des villages  sous l’empire de l’hiver. Il a senti qu’il ne pouvait pas aller plus loin.

Il a trouvé une auberge où travailler, s’est découvert un talent pour le ski, est vite devenue une attraction locale. L’instructeur basané, exotique, qui faisait sourire les dames et courir les messieurs. Le plus rapide en randonnée. Le plus solide en descente.   

Mais cette nuit, les messieurs qui montent vers lui forment une masse hostile. Quatre têtes, des bras, des poings, une main armée.

Plus tôt dans la soirée, cette main a poussé la porte d’une chambre où monsieur Theodore Forester a trouvé madame Theodore Forester couchée sous Mustafa.

Monsieur a crié au scandale. Madame a crié au viol. Mustafa a détalé par le grand escalier de l’auberge.

Aurait-il dû rester, expliquer qu’il s’était introduit dans la chambre de monsieur et madame Theodore Forester avec la complicité de madame Theodore Forester?

Monsieur Theodore Forester a ameuté l’auberge. La meute a cherché Mustafa à l’intérieur. Mais Mustafa était déjà dehors.

De sa fenêtre, madame Henri Lapointe l’a vu courir vers ses skis plantés plantés dans la neige et a hurlé son outrage. Elle venait de découvrir que son amant avait une autre amante.

La meute a déboulé hors de l’auberge. Mustafa a fait aller ses skis. Un coup de feu lancé à ses trousses s’est perdu dans les bois.

Au sommet de la colline, Monsieur Theodore Forester tend sa main armée vers Mustafa. Mais monsieur Henri Lapointe s’interpose.

«Don’t shoot him. Il mérite une volée.»

Messieurs Christopher Bennett et Joseph-Armand Goyer font aussi partie de la meute. Tous ces messieurs sont des hommes qui préfèrent la compagnie des hommes. Des joueurs de cartes qui, soir à après soir, laissent monter leurs épouses seules dans leurs chambres.

Mustafa, lui, ne joue pas aux cartes. Et le jeu qu’il a joué à la place, en slalomant de chambres en chambres, l’a mené sur cette falaise où quatre messieurs sont prêts à se jeter sur lui.

Sauf que c’est lui qui se jette dans le vide au bout du cap.

Deux mètres plus bas, il sait qu’il y a une corniche où il doit faire déraper ses skis pour braquer vers la droite.

Encore plus bas, une bande d’épinettes l’attend pour le tuer. Mais il va foncer dans le tas, riposter à grand coup de virages.

S’il rate la corniche, il est mort. S’il s’abîme contre un arbre, le froid va l’achever sur place. Mais s’il tient le coup jusqu’au lac en contrebas, il pourra prendre le large et laisser la tempête effacer sa trace.

On le cherchera dans les trains, sur les routes. Mais il sera dans la forêt, sur ses skis. Puis en mer à bord d’un navire.

*    *    *

C’était il y a des décennies. On n’a jamais revu Mustafa vivant dans les Laurentides. Mais on ne l’a jamais non plus trouvé mort dans la colline qui porte aujourd'hui son nom.

Il y a toujours un sentier qui de cette colline. Lui aussi porte le nom de Mustafa. Et il mène toujours à un cap rocheux surplombant une bande d’épinettes. Mais un ébloui a depuis longtemps fait disparaître la corniche que visait Mustafa quand il s’est jeté dans le vide.


 

Cette histoire m'a été inspiré par le sentier Mustafa et le mont Mustafa dans l'arrière-pays de Val-Morin. Encore bien sûr, il n'y a jamais eu de Mustafa instructeur de ski à l'auberge Far Hills à l'époque des trains des neiges. Mais une gars a le droit de s'amuser... 

1 commentaire:

Philippe a dit...

J'ai skié la Mustafa pour la première fois la semaine dernière. Toute une découverte, un vrai petit paradis pas si perdu.