10 mai 2020

Première neige

 


Première neige

 

On faisait notre retour à la neige.

Après des semaines vides de ski, on se retrouvait enfin au départ d’un sentier. À Val-des-Lacs, près du lac Du Rocher. En route vers la montagne Blanche un 5 mai.

Autour de nous, le décor était brunâtre et boueeux comme un champ de bataille. Mes skis étaient dans une gaine que je portais en bandoulière. Mes bottes de ski étaient dans un sac de transport. J’avais l’air d’un soldat qui s’en allait au front.

En réalité, on était plutôt deux déserteurs. On fuyait la guerre contre la COVID, nos maisons transformées en camps retranchés , l’horreur et l’accablement, le printemps noir où on était plongé.

On espérait trouver un antidote à cette noirceur sur le flanc nord de la montagne. De la neige. Du ski à faire encore après la levée des barrages policiers.  

On s’est mis en marche. On a vu des poches de niege. Mais c’était trop tôt pour sortir nos skis. Avant, il fallait gagner du terrain à pied. Trente minutes. Une heure. Encore un peu plus.

On  s’est infiltré dans la montagne. On est débarqué sur son flanc nord. Et le décor a blanchi d’un coup. Il restait un bon mètre de neige au sol sur ce versant moins exposé au soleil. On savait déjà qu’on avait bien fait de venir.     

L’heure était encore à la distanciation. On s’est installé chacun d’un côté du sentier pour vite engloutir nos sandwichs. On était là pour la neige, le ski.

J’ai chaussé mes bottes, dégainé mes skis. Et on s’est lancé à l’assaut du sommet.

La glisse n’avait rien d’extraordinaire. Il faisait trop froid, il n’y avait pas assez de soleil. La vieille neige dure et cabossée qu’on avait trouvée n’allait pas dégeler comme on l’espérait.

Peu importe : on skiait. Après avoir fait une croix sur l’hiver. Après l’angoisse, les morts, la tragédie.

À certains endroits, la neige avait déjà disparu. Il fallait éviter des rochers, avancer pas à pas dans l’herbe ou la mousse.

On a monté jusqu'à avoir une vue splendide sur les collines vierges au nord. «Faudrait skier tout ça», a déclaré mon compagnon.

Si on le faisait, on deviendrait les premiers hommes à mettre les skis sur à peu près toutes ces collines qui sont comme des planètes inhabitées.

Comme il fallait rester sur le flanc nord pour avoir de la neige sous nos skis, on a rebroussé chemin pour redescendre par où on était monté.

La descente manquait de magie. C’était glacé, cahoteux. On ne pouvait pas faire de virages, seulement déraper pour contrôler notre allure.

J’étais à la traine quand mon compagnon a sonné l’alerte. Il venait de repérer un couloir taillé dans la forêt qu’on avait manqué en montant. Une descente secrète défrichée par des skieurs armés de scies et de patience.

On s’est enfoncé dans cette brèche qui a fait notre journée. La neige était plus tendre et agréable dans ce couloir vierge de trace. On l’a dévalé une fois, deux fois, trois fois, en remontant dedans comme deux gamins excités.

Après ça, on était deux chiens fous lâchés dans la forêt. On courait partout, et à force de fouiner on a fini par reprérer une autre descente secrète.

La journée achevait. On est monté en vitesse le plus haut qu’on pu, fait une dernière descente avant de se résigner à revenir vers la civilisation malade.

Sur le chemin du retour, j’ai pensé à l’hiver prochain, au virus qui continuerait sûrement à nous empoisonner la vie. Mais je savais au moins ce genre de ski sauvage allait pouvoir me servir de sanctuaire. Et j’ai eu hâte de repartir à sa recherche dans un autre hiver, et sur une autre planète moins hostile à la vie humaine.