Mustafa mort ou vif
Au sommet de la colline qui un jour allait porter son nom, Mustafa sortit de la forêt en crachant de la buée blanche.
Ceux qui lui couraient après n’allaient pas tarder à le rattraper. Il entendait leurs skis marteler le dernier droit de la montée.
Une autre nuit, Mustafa aurait pu les semer dans le dédale de sentiers qui entourait l’auberge Far Hills. Mais la tempête de neige jouait contre lui. La meute à sa poursuite avait pu suivre sa trace et aller plus vite que lui.
Le sentier qu’il avait pris menait à un cap au sommet d’une falaise presque verticale. C’était un cul-de-sac par où il espérait pouvoir s’échapper
Enfant, en Arménie, il avait fui une autre meute, dans d’autres montagnes, sur un autre continent. En pleine nuit. En pleine guerre. Loin de son village avec sa famille. Puis seul à travers l'océan.
Rome. Paris. Londres. New York. Boston. Montréal. En Occident, le jeune homme avait dérivé d’un hôtel à l’autre en monnayant son exotisme et son ardeur. Comme garçon d’étage. Comme concierge. Comme amant.
Partout où il s’était posé, il avait dû repartir en laissant tout derrière. Mais ce n’était jamais grand-chose. Et devant il y avait toujours eu une autre ville où aller, un autre homme à devenir.
Un train des neiges avait fini par l’amener dans les Laurentides. Ses wagons crachaient des skieurs plutôt que des soldats, dans des villages sous l’empire de l’hiver. Jamais il ne s’était jamais senti aussi loin de son pays. Et jamais il ne s’était senti aussi chez lui.
Il s’était trouvé un nouveau nom, une auberge où travailler, un talent pour le ski. Et il était devenu une attraction locale. Le moniteur basané, exotique, qui faisait sourire les dames et courir les messieurs. Le plus rapide en randonnée. Le plus solide en descente.
Mais cette nuit-là, les messieurs qui l’avait suivi formaient une masse hostile. Quatre têtes, des bras, des poings, une main armée.
Plus tôt dans la soirée, cette main avait poussé la porte d’une chambre où monsieur Theodore Forester avait trouvé madame Theodore Forester couchée sous Mustafa.
Monsieur avait crié au scandale. Madame avait crié au viol. Mustafa avait détalé par le grand escalier de l’auberge.
Aurait-il dû rester, expliquer qu’il s’était introduit dans la chambre de monsieur et madame Theodore Forester avec la complicité de madame Theodore Forester?
Les Forester avait ameuté l’auberge. La meute l’avait cherché Mustafa à l’intérieur. Puis madame Henri Lapointe avait hurlé de rage en le voyant sortir dehors, courir vers ses skis plantés dans la neige. Elle venait de découvrir que son amant avait une autre amante.
La meute avait déboulé hors de l’auberge. Il avait filé sur ses skis. Un coup de feu lancé à ses trousses s’était perdu dans la nuit.
Au sommet de la colline, Monsieur Theodore Forester pointait maintenant sur lui son revolver. Et monsieur Henri Lapointe intercédait en sa faveur.
«Don’t shoot him. Il mérite une volée.»
Messieurs Christopher Bennett et Joseph-Armand Goyer complétaient la meute. Tous ces messieurs étaient des hommes qui préfèraient la compagnie des hommes. Des joueurs de cartes qui, soir à après soir, laissaient monter leurs épouses seules dans leurs chambres.
Mustafa, lui, ne jouait pas aux cartes.
Il papillonnait dans l’escalier de service, slalomait de chambres en chambres. Et ce sport l’avait mené sur ce cap rocheux où quatre messieurs se préapraient à le rosser.
Deux mètres plus bas, au bout du cap, il savait qu’il y avait une corniche sur laquelle il pouvait faire déraper ses skis et glisser à travers la falaise.
Après la corniche, une bande d’épinettes l’attendait pour le tuer. Mais il allait foncer dans le tas, riposter à grand coup de virages.
Il devait tenir le coup jusqu’en bas de la colline, prendre la fuite en traversant le lac en contrebas. Et la tempête allait enterrer ses traces bien avant qu’on se mette à sa recherche au levée du jour.
On allait ensuite le chercher dans les trains, sur les routes. Mais il allait prendre le bois, puis la mer à bord d’un navire.
Alors moment où la masse hostile avança pour lui sauter dessus, c’est lui qui sauta dans le vide.
* * *
C’était il y a des décennies.
À l’époque, on ne retrouva pas son corps au pied de la falaise, là où il aurait dû s’écraser. Et on ne revit jamais vivant dans les Laurentides.
Le mont Mustasfa, lui, n’a pas disparu. Et le sentier qui monte au sommet mène toujours à un cap rocheux surplombant une bande d’épinettes. Mais un ébloui a depuis longtemps emporté la corniche que visait Mustafa en sautant dans le vide.
Cette histoire m'a été inspiré par le sentier Mustafa et le mont Mustafa dans l'arrière-pays de Val-Morin. Encore bien sûr, il n'y a jamais eu de Mustafa instructeur de ski à l'auberge Far Hills à l'époque des trains des neiges. Mais une gars a le droit de s'amuser...
1 commentaire:
J'ai skié la Mustafa pour la première fois la semaine dernière. Toute une découverte, un vrai petit paradis pas si perdu.
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